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Avant que la nuit ne tombe

L'article un peu technique qui suit a été publié sous la rubrique "Journal de Bord" de la revue Translittérature consacrée à la traduction et éditée par l'ATLF et ATLAS, n° 27, été 2004, sous le titre "Khasak, dans l’océan des traductions"


Trois mois après la traversée de la traduction, re-présentation d’un espace, d’un monde. En route pour le journal de bord différé, exercice de revécu, re-présent-ation temporelle. Je ne sais pas encore ce qu’il va dire, mais je mise sur le bonheur à revivre ce présent pour me propulser à bord.

Automne 2002 - “ Belles Étrangères Inde ” : Arrière, toute !

Janvier (ou février ?) 2000, Delhi - Parmi les livres présentés aux éditeurs français venus en repérage en vue des Belles Étrangères 2002, The Legends of Khasak. Mes yeux s’arrondissent. Depuis le temps que je le propose sans succès. Je n’en suis encore qu’à formuler des vœux : pourvu que, pourvu que.

2000-2001, Paris - Le CNL prépare ses listes. Quels auteurs inviter, lesquels publier ; consulte, sonde éditeurs, traducteurs, spécialistes. O. V. Vijayan figure sur une des listes, face à quelques petites croix timides. La règle étant de respecter une certaine proportion entre auteurs anglophones et auteurs des langues du pays, certains écrivains de diverses langues indiennes seront choisis à coup sûr. ENFIN !
Jusqu’ici, en tout cas, on a pu croire que The Legends of Khasak était une œuvre originale en anglais. Non. C’est Vijayan qui, vingt-cinq ans après avoir écrit le livre en malayalam, l’a lui-même traduit en anglais. Mais aussi, remanié et, d’une certaine manière, éloigné de lui-même. Si The Legends… figurait sur la table de l’éditeur indien, c’était pour permettre aux éditeurs français de lire en traduction une œuvre qu’ils s’engageaient, s’ils la retenaient, à faire traduire de sa langue originale (que ne respectent-ils tous cette éthique !). The Legends représentaient donc Khasakkinte Itihâsam, abrégé en Khasak dans ce qui suit.

Novembre 2001, Paris - Rencontre de V. hybride inverse, amie-miroir, indo-beaucoup française, moi franco-beaucoup indienne. On se raconte, ni d’ici ni de là, toujours décalées, partout incorrectes ; l’abandon de références du premier monde, l’adoption de valeurs du second, et les grands trous, là où l’on n’a pas voulu remplacer Charybde par Scylla.

Fin 2002 (post Belles Étrangères) - V., bonne oratrice et bien placée, emporte la conviction des éditions Fayard.
(Zut, pas de moussaillon sur ce bateau pour me servir le thé. Il faut toujours faire tout soi-même, dans ce métier ! De la plomberie à l’incantation, de l’arpentage à la rime, du limage à la fluidité.)
Le thé ponctue la vie de Khasak, où c’est pourtant l’alcool qui laisse parler les cœurs. Thé du petit matin, thé de neuf heures et demie – dix heures, avec un morceau. Celui-là, les hommes le prennent souvent dans le petit restaurant succinct d’Aliyar. Même chose pour le thé de quatre heures, l’après-midi.

Hiver 2002-2003 - Je me repose, enfin, presque, à Chakori, Kerala. La dernière traduction a été belle à écrire mais éreintante, et plus longue que prévu. Je tiens mal les distances, le retard est ma hantise, ma pince au cœur. Je défais les nœuds.

Avril 2003, retour d’Inde, Marseille - Il faudrait peut-être que j’entame la traduction de Khasak…

Mai 2003,  Marseille - Bon, l’émulsion retombe, le Kerala s’absorbe, sa musique module encore mes pensées, le malayalam coule encore sotto cortice, c’est le moment.
Ayant lu les deux textes, le malayalam et l’anglais, à plusieurs années de distance, j’entame une lecture comparative pour actualiser ma conscience de leurs différences. Stupéfaction ! Les deux textes, le malayalam et sa traduction anglaise, tous deux de l’auteur, sont très dissemblables. La seconde version porte la marque de l’évolution de l’auteur, qui a trouvé à suivre une voie spirituelle. “ Nombreuses sont les vérités, ” disaient les Khasaki en malayalam, “ de nombreuses vérités font la grande vérité, ” disent-ils en anglais. Le personnage de Ravi, qui suspend à Khasak son parcours d’homme déchiré, n’est pas moins déboussolé dans un texte que dans l’autre, mais sa confusion nous est beaucoup plus sensible dans l’original. L’organisation du livre anglais n’a quasiment rien gagné à devenir plus compacte : dialogues écourtés ou supprimés, paragraphes condensés, quotidien sacrifié… (Pour les exceptions, voir plus loin.) Plus d’une fois, il semble que l’auteur ait voulu “ faire correct ” pour son lectorat élargi. Comme ce petit écolier dont la morve “ lui dessinait sous le nez des défenses d’éléphant. ” Pfuit, volatilisées en anglais, la morve, les défenses. Quant à la boîte crânienne qui sert aux rituels magiques et à la confection de mauvais alcool en malayalam, elle se change en carapace de tortue.
Allons, il est temps d’appareiller. Je ne poursuivrai pas jusqu’à la fin ma double lecture, car je me surprends déjà à mettre les mains dans le cambouis, au fond de la cale. À vue de nez, je pourrai traduire cinq pages par jour. Pages source ? Oui, oui, pages sources.

Mai 2003,  Chapitre 1 - Titre : "Vazhiyampalam". Ça commence bien. Le mot peut désigner un temple sur un bord de route, un refuge, un sérail comme dit Vijayan en anglais. Sur la route (vazhi), c’est important, très. Le personnage suspend son parcours. Temple, non, il est revenu de la spiritualité. Refuge, oui, mais tout seul (ah, la solitude du titre !) ça ne passe pas (c’est le cas de le dire), trop statique. Il faudrait entendre en même temps “ temporaire ” et “ sur le chemin ”. J’opte pour “ l’étape ”. Le sarai de Vijayan en anglais est plus exotique, certes, mais moins que le serait le même mot en français. Khasak, ce n’est pas les Mille et Une Nuits. Quel lecteur français verrait dans le mot sérail le très modeste, bringuebalant marché-fin-de-piste décrépi de Khasak ? Et quel contresens ce serait, de penser que l’imagination de Ravi embellit le réel dont il lui suffit qu’il soit un ailleurs temporaire !
Les premières pages : Au début, c’est très difficile, et comme souvent, tout se joue dans ce début. Pendant les premières pages, on dit à l’auteur — l’âme du bateau, sa pensée et sa langue —, embarque-moi, fais-moi confiance. Pourtant, il existe des langues, ou des façons de les écrire, vis-à-vis desquelles un produit social de la langue française, même un peu hybride, même traducteur, peut sembler fondé à renoncer.
Non que le malayalam me soit incompréhensible, non que le style en malayalam soit défectueux. Mais la fidélité formelle est une trahison…faite à la langue d’arrivée ! À la langue française de l’auteur !
Je prends une longue inspiration en vue du grand saut. C’est le moment du risque, la promesse faite à l’auteur de pénétrer aussi dépouillé que possible dans son bateau-livre et d’en resurgir avec ses mots à lui : “ Je vais te faire écrire en français ! ”
Il est là, selon moi, le je(u) du traducteur, dans son rapport à l’auteur, dans la confiance qu’il lui demande, et qu’il se fait. Dans son défi d’associer scrupule et imagination, amour et culot, dépendance et créativité.
Les premières pages, plongeon et cap à tenir.

Chapitre 2 - Révision à la baisse. Cinq pages source ? Je rêvais ! Ce sera plutôt trois. Le vent est pris. Le temps d’accommoder vision, oreille, odorat, et j’ai plongé dans Khasak, dans le lyrisme assorti de luçacidité. Acidité ?  Lucidité ? Lucide, oui, mais acide, c'est un peu approximatif. Imaginez un poil d'aigreur dans cette acidité. Un soupçon d'assa-foetida. Dans le malayalam, subtilité, mangue et cambouis. Et déjà des questions graves se posent.
Celle des coupures, par exemple. Mais comment faire autrement ?
Vijayan, je l’ai dit, a évolué entre Khasakkinte Itihâsam et The Legends of Khasak, a réorganisé son texte en anglais d’une façon qui me paraît le plus souvent regrettable. Pourtant, c’est lui qui va me servir d’arbitre chaque fois que le texte malayalam me semble discutable. Comme lorsque le mollah raconte aux enfants musulmans de la madrasa la légende fondatrice de Khasak.
Mille cavaliers de la foi, les Badrin, accompagnent le cheik Miyan Sayid, montés sur de beaux coursiers. Seul le cheik chevauche une vieille haridelle à la robe lépreuse. Toutes générations confondues, les auditeurs du mollah lui demandent chaque fois pourquoi. Il répond : “ En qui ce vieux cheval aurait-il trouvé refuge, sinon en Dieu et en son cheik bien-aimé ? ” Fin du dialogue. L’auteur reprend : C’est pourquoi il avait choisi de monter ce cheval.
Les auteurs malayali, souvent, aiment raconter aux adultes comme l’on conte en France aux petits, avec une insistance pédagogique difficile à goûter en français. (Je me surprends souvent à penser : On avait compris !) Que faire ? Supprimer cette phrase explicative superflue servie au lecteur (pas aux enfants de la madrasa), qui détone dans un texte par ailleurs sans intention de ce genre ? J’en brûle d’envie. Que dit le texte anglais, dans lequel, heureusement, ce dialogue-là figure intact ? La phrase gênante a disparu ! Merci,  O. V. !
La meilleure façon de traiter la syntaxe du malayalam, c’est de commencer par l’oublier. Me voilà face à trois phrases courtes, dont la deuxième reprend certains termes de la première, et la troisième un peu des deux précédentes. L’évocation est sérieuse et puissante. Je découpe de la même façon en français et je me retrouve devant un style redondant et puéril qui aplatit le propos de l’auteur. Il y a dans le choix de la répétition en malayalam l’intention stylistique opposée de le mettre en valeur. Larguez les amarres : une phrase au lieu de trois, un rythme pour figurer les coupures, des termes et des positions emphatiques remplaçant les répétitions d’une phrase sur l’autre quand l’emphase est leur raison d’être. C’est bien Vijayan, ton et intention, le texte le dit.
Comment je le sais ? Je ne le sais pas directement, c’est mystérieux comme la vie. Mais je sais que je sais, parce que je retrouve souvent, plus tard dans le texte, des preuves de la justesse d’un choix ; parce que je traque sans fin le discordant pour dépecer mes formulations présomptueuses ; parce que tout parasite mental est un signe d’incertitude, et quand je ne suis pas sûre, je sais qu’il y a mieux. Alors, je diffère, j’emprisonne mes doutes dans des fenêtres de couleur.

Chapitre 8 - De loin en loin, pourtant, ce sont les mots, non les coupures qui apportent quelque chose au texte anglais.  Et ce sont ceux-là que je choisis de traduire.
Ravi, instituteur, fait la classe aux enfants. Un petit nouveau arrive, fils d’un dresseur de singes. Ravi lui demande combien son père possède d’animaux. Seize, répond Karouv. Il se vante, proteste Kounniamina, son père, il en a que deux, des singes. Dans le texte malayalam, Ravi répond platement : “ Ça n’a pas d’importance ” ; dans le texte anglais : “ On se trompe souvent en comptant. ” Plusieurs titres de chapitres me semblent gagner quelque chose eux aussi, dans la traduction anglaise. Le neuvième, par exemple, intitulé en malayalam, “ les voisins ”, devient en anglais “ voisinage difficile ”.

Juin, Chapitre 11 - Heureusement, il y a des décisions castratrices que l’auteur approuve. Parce que toute une page de gouzi-gouzi, boulou-boulou, areu-areu, pour décrire comment Appoucol’bri, le jeune attardé mental, a appris à parler avec ses cinq mères et s’est pratiquement arrêté là, c’est beaucoup trop, selon moi. Je m’apprête à prendre la responsabilité d’un grand émondage. Je regarde dans le texte anglais : Vijayan l’a fait avant moi, et radicalement : “ They talked to him endlessly about charming and inane things ” [Elles lui parlaient sans jamais s'arrêter de choses mignonnes et absurdes].  Je le dis autrement, mais presque aussi bref.

Chapitre 17 - La compensation, c’est un jeu. Je prends ma balance, et la phrase a le même poids, ou à très peu de choses près. Parfois, exercice plus subtil, il est nécessaire de différer la compensation, de renoncer à traduire un détail que le français doit gloser pour être compris, car l’attention serait déviée, la phrase alourdie, en ajouter une trahirait l’étrangeté. Kouttadan, l’oracle de la Déesse apparaît brusquement, se rue à travers la cour en direction de Ravi. Il est couvert de sang, comme, ajoute Vijayan, “ la ninam ”. Le Malayali comprend immédiatement, voit la ninam et l’oracle dans un état comparable. En revanche, servie là, tel quel, au lecteur français, la ninam, c’est le flop assuré, la remise au glossaire. Glosé, c’est un personnage de démone ensanglantée du Kathakali, difficile d’en dire moins. Mais au moment où l’oracle Kouttadan surgit, alors qu’il faut écrire la fulgurance, cette présentation a tout de la fleur en plastique dans la douzaine de roses. Un ou deux paragraphes plus loin, Vijayan s’attarde à décrire l’état, le sang, la frénésie de l’oracle, et je ressors ma démone de Kathakali de la boîte aux différés. Elle entre en scène dans toute son horreur, on la voit comme si on y était. Exit le mot ninam, par la même occasion.
J’aime la compensation, j’y vois l’un des meilleurs alliés et des plus grands bonheurs de la traduction des langues lointaines.

Juillet 2003 - E la nave va, jusqu’au chapitre 28, le dernier. Je reviens sur l’hymne chanté au temple qui évoque les dix incarnations du dieu Vishnou. Le texte sanscrit versifié compte sur la connaissance qu’ont les Hindous de ce qu’il évoque. Assorti de précisions, il n’a plus l’air d’un hymne. Là encore, je choisis la fidélité au ton, à la résonance — que permet la plasticité de la prose.
Je reviens aussi, mais sans grand espoir, sur ce qui restera mon plus cuisant regret : le mentor d’Appoucol’bri, qui le fait inscrire à l’école, lui fait miroiter qu’il deviendra “ intchinîr ”, ingénieur, bien sûr, mais aussi par homophonie “ eau de gingembre ”. Impossible de remplacer “ ingénieur ” par autre chose, la profession est trop emblématique de l’homme arrivé. Toutes mes tentatives tournent en eau de boudin.

Début août - Je termine la traduction, rassemble mes questions en vue d’un séjour keralais de quelques semaines : plantes, oiseaux, quelques doutes sérieux sur le sens de plusieurs phrases. Une amie me communique les coordonnées d’un oncle botaniste amateur éclairé à Trivandrum.

Mi-août, Kerala - La mousson, enfin, après si longtemps ! En vingt-quatre heures de conscience purement organique, je me réhydrate comme une éponge.
Dès le lendemain, au travail. J’interroge plusieurs fois par semaine Unni sur sa vision du texte. Il m’éclaire, me montre certaines plantes, on boit le thé (pardi). L’oncle botaniste amateur de mon amie a consulté un spécialiste et m’a communiqué le nom latin de chacune de mes plantes. Mais pour le français, à l’aide, mes livres, à l’aide et merci, “ la liste ” ! D’amarantine en gattilier, les rectangles de couleur s’effacent un à un.

Fin octobre 2003, Marseille - Le Khasak a touché le port des éditions Fayard. Les Légendes de Khasak en sortira au printemps prochain.


Dominique Vitalyos

site de la revue: http://www.translitterature.fr/TEST/index.php

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Published by Dominique Vtalyos - dans livres traductions
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(Cet article a été écrit au début de l'année 2000 pour le magazine "Globe-Mémoires" qui n'a pas survécu. Des océans ont coulé sous les ponts depuis lors – des textes de Muhammad Basheer, Kiran Nagarkar, Naiyer Masud et Nirmal Verma ont notamment vu le jour en France – mais l'intérêt de ce texte est de présenter  un état des lieux à une époque à la fois proche et déjà très lointaine de l'évolution littéraire en Inde. Je me suis contentée d'actualiser dans les références bibliographiques le statut des ouvrages cités. Les photos sont également postérieures à la rédaction de l'article.)



            
     Le dieu dans la forêt (montage photo/copyright D. Vitalyos)


Le « Dieu des petits riens » (1) fait de grandes choses. Le livre d’Arundhati Roy (Gallimard, 1998) a d’autres exploits que le Booker Prize (1997) et son juste succès de librairie à son curriculum. Il a entrebâillé dans un grand courant d’air frais la porte de l’édition française aux nouveaux auteurs indiens.
 
         Contemporaine, urbaine, aux prises avec des difficultés souvent comparables aux nôtres, l’Inde qu’ils évoquent et où ils vivent ne ressemble en rien au territoire étrange que nos adolescences (post-colonialistes de justesse) ont paré de couleurs pour le moins exotiques. Elle ne ressemble pas non plus à ce qu’en disent les écrivains de la diaspora, dont la vision, si critique soit-elle, reste teintée de nostalgie. S’ils gardent pour objectif une société équilibrée, les plus novateurs d’entre eux ne parlent plus sous couvert de la société qui régit encore la vie de l’immense majorité de leurs compatriotes, mais s’expriment sur un mode indéniablement individuel.


        Cette société, modelée essentiellement par l’hindouisme, n’en est pas moins leur héritage. Elle fonctionne un peu à la façon de membranes concentriques et combinatoires dispensant à chaque élément circonscrit protection et contraintes selon sa fonction, son niveau hiérarchique et son pouvoir – éléments déterminés par la naissance (genre, caste) – et visions d’un monde ordonné selon une loi cosmique inéluctable. Le féminin y est symboliquement fort, souvent divinisé, mais la femme concrètement soumise. La volonté de son époux, la sauvegarde de l’honneur et de la pureté de la caste ont toute priorité sur ses besoins et désirs personnels, qu’elle doit le plus souvent ignorer. Les femmes n’ont pas été les dernières à se prendre au jeu coercitif du statut, à y participer en transmettant fidèlement ses valeurs à leurs enfants. Même dans des textes de révolte récents comme ceux de la brahmane Lalitambika Antarjanam (1909-1987), militante et réformatrice sociale affiliée au parti marxiste keralais, la peur du déshonneur reste centrale. Dans La vengeance incarnée ((3), malayalam, non traduit), elle fait appel, pour parler de transgression radicale, à une visiteuse fantôme : Tatri, une Antarjanam elle aussi (littéralement : « celles qui vivent à l’intérieur », les femmes de la caste des Nambûtiri) qui "a renversé l’histoire" à la fin du XIXè siècle. Mal-aimée et maltraitée par son époux, elle se vengea en devenant prostituée et en gardant de chacun de ses amants clandestins une preuve de sa visite. Les autorités Nambûtiri devant lesquelles elle comparut l’excommunièrent, mais elle entraîna dans son déshonneur plus de soixante hommes brahmanes et ébranla suffisamment l’assurance de la communauté pour que celle-ci réforme partiellement la condition de ses femmes. L’autrice-narratrice prend bien soin de se dissocier d’elle : « Ainsi, c’était elle. Celle dont nos mères nous avaient interdit de parler. Un nom qui en était venu à signifier l’obscénité ». À la fin de la nouvelle, le verdict tombe : « Il faut m’excuser. Mais je dois dire que pour la plupart d’entre nous [et ce « nous » est un « nous » d’exclusion de l’interlocuteur (ici Tatri), exprimé en malayalam par un « je » pluriel], ce que vous avez choisi de présenter comme le sacrifice de Tatri n’était autre que le procès d’une prostituée…La fin ne saurait justifier les moyens, ma sœur. » La membrane est sauve. La narratrice n’est pas complice, elle n’est pas menacée de cette épreuve d’anéantissement que décrit U.R. Ananthamurthy dans sa nouvelle Ghatashraddha, (« le rite funéraire de la cruche », dont Girish Kasarvalli (1977) a tiré un film inoubliable) (4). Dans ce rituel funéraire, la femme condamnée à l’effacement social de son vivant part en tournant le dos à la maison de l’époux ou du père. Elle laisse tomber la cruche en terre (symbole de membrane s’il en est) qu’elle porte sur la tête. Le récipient, en se brisant, cesse de la contenir et de la protéger. Commence alors pour elle une existence de hors-la-loi errante.



U.R. Anantamurthy, Amitav Ghosh, Mukul Kesavan, au Salon du Livre du Sud de Villeneuve-sur-Lot, avril 2001 (photo D. Vitalyos)

        Car tout ce qui cherche à s’exprimer hors des membranes socio-cosmiques menace l’équilibre du monde et doit être expulsé ou réduit à des proportions qui rendent possible sa perpétuation. Pas de talion (l’œil de l’un ne valant pas l’œil de l’autre), pas de solution finale : Le mal est un élément inaliénable de la création où il occupe une sorte de niche écologique sous contrôle. La nouvelle Le Témoin, de Kamala Das, offre une illustration saisissante de cette remise en place : des bandits ont commis un meurtre et s’apprêtent à liquider l’enfant qui en a été témoin (5). Le dénouement heureux ne voit pas les meurtriers arrêtés et livrés à la justice, mais persuadés de ne pas chercher à nuire à l’enfant, en échange d’une promesse de silence. Cette conception inclusive survit parallèlement à la Constitution démocratique et séculariste de l’État indien, fondée sur l’égalité des droits et la justice punitive.

        L’égalité, tous les citoyens sont loin d’en connaître les bienfaits. Pourtant, depuis les années soixante, de la masse où ils semblaient voués à se fondre dans le silence, ceux dont l’article 17 de la Constitution a aboli l’intouchabilité et qui se sont rebaptisés Dalit, « opprimés », se découvrent voix au chapitre. Les autobiographies de Madhau Konvilker, Daya Pawar, Shantabai Kamble et Baby Kamble ont même trouvé accès aux catalogues d’éditeurs français engagés (6). Le beau roman de Thoppil Mohammed Meeran  Story of a Seaside village (1998, non traduit), traitant des rapports du petit peuple des pêcheurs musulmans du Sud de l’Inde, au début du siècle, avec leurs riches oppresseurs, fait partie de la sélection (en traduction anglaise du tamoul) du prix littéraire Crossword 1999 (7). En écrivant, dans Le Coût de la vie, un texte qui prend fait et cause pour les populations mises à mal par la construction de la digue sur la Narmada, que « le héros du vingt-et-unième siècle sera petit », (à l’instar de Velutha, personnage de son roman, le « dieu des petits riens » en personne) Arundhati Roy n’exprime pas seulement un espoir, mais dit que les proportions – rapports et mesures – sont en train de changer (8). Premier auteur à mettre son talent et sa célébrité médiatique (sans précédent, elle aussi) au service de causes extérieures à son entourage social et qu’elle fait siennes, elle en offre elle-même une illustration.


        Parmi les expressions qui se fraient un chemin nouveau dans l’écriture, émerge aussi celle des homosexuels. Cette caractérisation est un phénomène relativement nouveau. La relation homosexuelle, encore rarement exclusive et définitive, n’a jamais été nommée dans les langues indiennes, nous dit Hoshang Merchant, avant les dernières décennies, au point qu’il a fallu inventer un terme pour la désigner, Yaraana, qui est aussi le titre d’un recueil de textes écrits (choisis et présentés par Hoshang Merchant, 1999) sur les relations des hommes entre eux (9). Une réflexion de Merchant dans son introduction rappelle un trait majeur de la culture indienne qui, à l’inverse de l’attitude mentale judéo-chrétienne, ne sécrète pas la culpabilité, mais la honte. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles l’individu indien, une fois débarrassé de la peur de l’opprobre, paraît singulièrement libre et riche de lui-même. Depuis les années quatre-vingt, plusieurs romans et pièces de théâtre ont abordé le thème de l’homosexualité masculine, comme Grandir, de Firdaus Kanga, qui évoque l’adolescence d’un jeune handicapé (10), et plusieurs pièces de théâtre de Mahesh Dattani. L’homosexualité féminine n’est pas en reste : est paru peu après l'anthologie Facing The Mirror : Lesbian Writing from India (présenté par Ashwini Sukthankar) (11). Le rejet — pour ne pas dire parfois la haine — de l’homme s’y exprime en termes idéologiques d’une violence qui paraîtrait caricaturale si elle ne disait, en négatif, les souffrances d’où elle est née. On est très loin de l’humour et de la maîtrise de la nouvelle La Couette, d’Ismat Chugtai (écrite en ourdou, non traduite en français) qui fit scandale en 1942 et valut un procès pour obscénité (mais un non-lieu) à son auteur (12). Près de cinquante ans plus tard, la sortie du film Fire, de Deepa Mehta, qui a pour thème la rencontre de deux femmes tirant l’une de l’autre l’affection et la satisfaction physique que leurs époux leur dénient, a provoqué la violente censure d’une partie du public (1998).

        Les femmes qui écrivent aujourd’hui ne sont plus les recluses sensibles trouvant un dérivatif au confinement dans leur imagination et l’expression de leur talent littéraire, (souvent doublé d’une bonne connaissance de la littérature anglaise,) que le personnage de Charulata, dans la nouvelle de Tagore (The Broken Nest) (13) et le film qu’en a tiré Satyajit Ray (Charulata), illustre si bien. La dernière décennie du siècle a vu surgir une floraison de livres plus ou moins autobiographiques, écrits par des femmes dynamiques exprimant leur révolte contre le sort que la pratique persistante du mariage arrangé réserve aux jeunes filles (soumission au mari et à sa famille, marchandage de la dot). La narratrice est le personnage central de leur texte, quitte sa famille pour suivre son chemin, connaît des expériences amoureuses que la tradition aurait réprouvées, voyage… Un voyage qui tourne fréquemment au ratage et se termine par un revirement en faveur des valeurs d’abord contestées. Intéressants sur le plan de l’histoire sociale, ces textes sont de valeur littéraire très inégale, et peu passent le cap des années qui les ont vus naître. Difficult Daughters, de Manju Kapur (1998), se détache nettement de ces brouillons adolescents, souvent complaisants, par sa maturité et sa cohérence (14). Le roman (non traduit) évoque la souffrance d’une jeune fille qui accepte l’ostracisme pour suivre l’homme marié qu’elle aime et qui lui promet, sans jamais tenir parole, de l’épouser.


Trois autrices: Anita Nair, Anuschka Ravishankar, Sudha Murthy au festival littéraire de Jaïpur, janvier 2008 (photo D. Vitalyos)


        Seuls les écrivains qui écrivent en anglais accèdent peu à peu à la visibilité planétaire. Un certain nombre d’entre eux, nourris par la complexité de l’environnement des métropoles qui est le leur, illustrent brillamment les changements profonds qui se profilent à l’horizon de leur époque. Leurs héros ne rendent plus de comptes à l’indianité. Le système social traditionnel dominant n’a pas statut de surmoi dans leurs récits, même s’il y est encore source de souffrance et d’oppression. Ils ne s’expriment qu’exceptionnellement par la violence, le désespoir ou la polémique. La transgression est assumée sans provocation. La dérision, l’ironie mordante, connotent parfois un sentiment exténuant d’impuissance. En déportant l’accent sur l’authenticité du vécu personnel de leurs personnages, auxquels ils prêtent toute la force de leurs propres sentiments, ils se démarquent de leurs prédécesseurs par la nature de leur réflexion. À travers la relation des difficultés et des drames qui émaillent l’existence de leurs personnages, une large majorité d’entre eux maintient le cap sur une société possible, un espace où déployer leur liberté individuelle ne s’inverserait pas en nihilisme. Soucieux de participer du monde, de l’espace-temps universel, ils s’associent à leurs livres, se considèrent et souhaitent être lus comme des écrivains sans étiquette géoculturelle. L’Inde, moulue dans le livre et dans leur identité comme farine en gâteau, ne les contient plus. Certains vont jusqu’à tracer eux-mêmes les lignes de leur propre éthique. Avec Arundathi Roy, qui a décidé très tôt de quitter la maison parentale pour vivre indépendante, on assiste à la première manifestation littéraire de l’individu féminin délivré. Le Dieu des petits riens n’est d’ailleurs en rien un livre « de femme ». Et quand elle parle d’une mère et de ses enfants, c’est sans la moindre trace de ce maternalisme qui semble souvent submerger l’Inde comme un sirop de sucre sous lequel on (femme incluse dans ce « on ») escamoterait la femme. Quant au langage des enfants, quelqu’une, mis à part Elsa Morante dans un tout autre style, l’a-t-elle jamais si bien parlé ?

        Le regard historique, lui aussi, s’est débarrassé de cataractes troublantes. Le culte de l’âge d’or et de l’antique cède la place à une historicité sans concession. Les grands textes de référence y perdent quelques siècles, voire quelques millénaires, d’ancienneté. Les grands noms, les grands hommes, les grands jalons, l’admiration fervente et le suivisme s’écartent pour laisser entrevoir, dans les intervalles, comment les anonymes ont subi et vécu des phénomènes beaucoup plus complexes et nuancés qu’il n’y paraissait jusqu’alors. C’est avec ce regard neuf que Mukul Kesavan retourne en 1942 et déroule le film des années qui ont mené à la catastrophe de la Partition dans Retour sur image (15). Sous son regard d’historien et de conteur, Gandhi, Nehru, Jinnah reprennent proportions humaines, faillibles. Le regard de Pankaj Mishra, quant à lui, agrandit l’espace intérieur. L’originalité et la modernité de ses textes (Butter Chicken in Ludhiana, un voyage à travers les petites villes de province (non traduit), et Une Terrasse sur le Gange, résident dans son aptitude fascinante à poser sur le monde un regard émanant de plusieurs perspectives, celle de l’Indien et celle de l’étranger devant l’Inde (16). (image: Mukul Kesavan au Salon du Livre du Sud de Villeneuve-sur Lot, avril 2001, photo D. Vitalyos)

    Une Inde où, n’en déplaise à Salman Rushdie, les écrivains anglophones ne sont pas les seuls à écrire des textes importants du point de vue littéraire, avec talent, et sur des thèmes d’un intérêt actuel évident. Il aurait été impossible d’écrire cet article sans évoquer certains auteurs écrivant dans leur langue maternelle. Souvent mal traduits en anglais et presque toujours non traduits en français, ils nous sont simplement inconnus. Or, l’abus de pouvoir du connu sur l’inconnu agit toujours de la même façon, en créant autour de celui-ci un a priori de non-importance. Il est vrai qu’en l’absence de consensus autour d’une langue indienne qui unirait la nation, l’anglais reste le véhicule national (des traductions, notamment) et international de l’écrit, mais il reste que la littérature indienne s’écrit dans une multitude de langues (dont quatorze ont un statut officiel), et qu’elle est d’une richesse dont nous sommes loin d’avoir idée. On y trouve de purs chefs d’œuvre, telle la nouvelle de Paul Zacharia, La Brique et le maçon (écrite en malayalam après la « réussite » des essais nucléaires de Pokhran), qui pose le problème de la responsabilité de l’individu dans la violence, depuis le crime délinquant jusqu’à la production et l’utilisation des armes nucléaires, alors même que cette violence-là semble lui échapper totalement (17). Il faut espérer que, familiarisés avec le contexte indien par les écrivains anglophones qu’ils publient en traduction, les éditeurs français oseront bientôt faire connaître les livres de Muhammad Basheer, Paul Zacharia (malayalam), Kiran Nagarkar (marathi), U.R. Ananthamurthy (3), Sivaram Karanth (kannada), Qurattulain Hyder, Naiyer Masud (ourdou), Gopinath Mohanty (oriya), Nirmal Verma (hindi) pour n’en citer que quelques-uns, bien injustement faute de place. De la multiplicité des cultures, des points de vue et des styles qui font l’identité et la richesse de l’Inde, on ne comprendra le génie et l’importance planétaire qu’à ce prix.



                       
        La forêt dans le dieu (montage photo/copyright D. Vitalyos)


encadré


Confusions d’arrière-garde

Divisions et hiérarchie se taisent enfin pour se fondre dans le crépuscule rouge de la ville.
Le groupe a éclaté. L’anneau affectif se resserre et s’affirme. Le narrateur est seul. Seul face à l’enfant de sa sœur morte. Il lui raconte des histoires qui, articulées en réseau dans le texte, n’en forment qu’une, celle de sa naissance et de son adoption. Le jour, cependant, hors du livre, le groupe  et sa cohorte de coercitions veillent : la critique littéraire indienne a vilipendé un texte d’une rare beauté, usant d’a priori dévastateurs (que le livre se soit vendu à bon prix à l’étranger semble dispenser la majorité des journalistes de critiquer honnêtement le texte), se délectant à le taxer de pornographie («and now,  it’s indi porn », fustige un titre). On nage en plein obscurantisme. Suggérer une parenté de nature entre Le Couvre-lit bleu de Raj Kamal Jha  (18) et la morne lubricité d’un nombre confortable d’hommes à la sexualité dégradée, amateurs de films X (et dont personne ne parle jamais), relève de la pure calomnie. Jamais le thème si délicat de l’inceste n’a été traité avec autant de finesse, de cœur et de discrétion langagière, aux antipodes de la provocation, du titillant et du vulgaire qui caractérisent l’offre pornographique. En traitant Arundhati Roy et Raj Kamal Jha de pornographes, en poursuivant Arundathi Roy en justice pour ce motif, c’est l’individu, débarrassé des terreurs de l’ostracisme, que l’on attaque. Il fait peur à une société qui, encore loin d’abandonner refuges, carcans et privilèges pour se dessiller le regard et voir de quelles qualités il est pourvu,  préfère l’assimiler aux tristes et envahissantes marchandises de la modernité importée.

(1) Roy, Arundathi, Le Dieu des petits riens, Gallimard, 1998, tr. de l'anglais par Claude Demanuelli.
(2) Lalitambika Antarjanam, Stories and Memoir (Cast Me Out If You Will), Stree, Calcutta, 1998.
(3) Anantamurthy, U.R., in Stallion of the Sun and Other Stories, Penguin India, New Delhi, 1999; Samskara, l'Harmattan, 1985, tr. relais
de l'anglais par Cécile Padoux; tr. du kannada en anglais par A.K. Ramanujan.
(5) Das, Kamala, Le Témoin, Intimes Étrangères, 1999, Syros Jeunesse, 2002, tr. du malayalam par Dominique Vitalyos.
(6) Konvilker, Madhau, Le Journal d'un intouchable (1969-1977), l'Harmattan, 1985; Pawar, Daya, Ma Vie d'intouchable, La Découverte, 1990; Kamble, Baby & Shantabai : Parole de femme intouchable, Côté-femmes, 1991; présentés et traduits du marathi par Guy Poitevin (pour les trois ouvrages).
(7) Meeran, Thopppil Mohammed, The Story of a Seaside Village, Disha Books, New Delhi, 1998.
(8) Roy, Arundathi, Le Coût de la vie, Gallimard, 1999, tr. de l'anglais par Claude Demanuelli.
(9) Merchant, Hoshang (ed.), Yaraana, Gay Writing from India, Penguin India, New Delhi, 1999.
(10) Kanga, Firdaus, Grandir, Philippe Picquer, 1993, tr. de l'anglais par Jean-François Gallaud.
(11) Sukthankar, Ashwini (éd.), Facing the Mirror : Lesbian Writing from India, Penguin India, 1999.

(12) Chugtai, Ismat, The Quilt and Other Stories, Kali for Women, New Delhi, 1996.
(13) Tagore, Rabindranath, Charulata, Zulma, 2009, tr. du bengali par France Battacharya.
(14) Kapur, Manju, Difficult Daughters, Penguin India, New Delhi, 1998.
(15) Kesavan, Mukul, Retour sur image, Philippe Picquer, 1999, tr. de l'anglais par Dominique Vitalyos
(16) Mishra, Pankaj, Butter Chicken in Ludhiana, Penguin India, New Delhi, 1995; Une Terrasse sur le Gange, Calmann-Lévy, 2003, tr. De l'anglais par Jean Demanuelli.
(17) Zacharia, Paul, in The Reflections of a Hen in Her Last Hour and Other Stories, Penguin India, New Delhi, 1999.
(18) Jha, Raj Kamal, Le Couvre-Lit bleu, Gallimard, 2001, tr. de l'anglais par Céline Zins.


 
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Cet article a été écrit pour le Centre National du Livre (mars 2007),

organisateur de la venue de trente-et-un auteurs indiens dans le

cadre du Salon du Livre de Paris 2007. C'est une présentation des

courants de la littérature telle qu'elle s'écrit en Inde.




                                                Les turbans de la fanfare, Jaipur 2008 (photo/copyright D. Vitalyos)




L’Idée de l’Inde ”*. Depuis la vision qu’en eut Jawaharlal Nehru dans La Découverte de l’Inde, elle n’a cessé de s’imposer comme celle d’une démocratie viable et intelligente. Pourtant, considérer et gouverner l’Inde comme un tout, réseau irrigué d’innombrables capillaires véhiculant un fluide vital commun, est un défi constant à l’esprit de classification et de hiérarchie indien que le colonisateur britannique ne fit rien pour tempérer. Sudhir et Katharina Kakar ont beau tracer le portrait d’un peuple et définir les contours de l’indianité, donnée psychoculturelle fondée sur l’héritage de la civilisation hindoue de l’Inde ancienne, la question d’une identité commune établie sur ces bases rebondit au gré des insatisfactions profondes. Mais forte de son histoire, la nation tient bon, même si, vue sous certains angles, elle semble se démultiplier en cellules apparemment autonomes. Même si le discours sur l’unité semble parfois se fonder sur des apparences ou des abstractions.


Entre ces deux berges, garant d’un flux qui s’oppose à toute rupture, coule le fleuve peu tranquille de la diversité et du métissage, transportant l’eau la plus riche qui soit en éléments nutritifs. S’il est un point de vue dynamique de la réalité indienne, c’est là qu’on peut le découvrir. Regarder écrire Amit Chaudhuri, par exemple, et contempler la diversité intégrée d’un auteur profondément bengali par l’esprit et l’héritage, vivant en Inde, qui a choisi la langue anglaise, mais dont l’écriture toute de délicatesse ne cède en rien à l’intensité qui caractérise la tendance contemporaine. Voir, à l’inverse, U. R. Ananthamurthy, qui étudia aux Etats-Unis et fut professeur d’anglais dans diverses universités indiennes, écrire délibérément et depuis toujours dans sa langue, le kannada, au plus près de l’héritage culturel dont il met pourtant en question sans la moindre indulgence les aspects traditionnels iniques. Voir de jeunes auteurs tel Maithyl Radhakrishnan, encore trop rares et peu connus, mais assurés de leur cap : écrire le monde entier, actuel, futur, dans leur langue maternelle (ici, le malayalam) afin que lui soit faite, ainsi qu’à ses locuteurs, une place qu’ils reconnaissent pour leur. Voir encore Arundathi Roy exprimer pour la première fois en Inde l’individu féminin autonome dans un anglais réinventé, sculpté, “ humorisé ” aux sonorités de sa langue maternelle, et nous inviter à revenir au dictionnaire pour vérifier qu’”individualisme” peut signifier autre chose que cet isolat d’égoïsme avec lequel on le confond souvent.


Dès lors, anglais ou langue indienne, faut-il vraiment tracer une frontière ? Et où ? Arundathi Roy, à la question «  Êtes-vous gênée d’écrire en anglais ? [la langue du colonisateur] », répondait : « La langue est en quelque sorte la peau de mon cœur et en tant qu’écrivain, c’est moi qui la gouverne et non l’inverse. »


Écrire en anglais est certes presque invariablement le signe d’une éducation poussée et de moyens que ne possèdent pas encore dans leur immense majorité les classes défavorisées de la société. Vilas Sarang représente l’exception : écrivain dalit reconnu de langue marathi, il n’en a pas moins été professeur d’anglais à l’université de Bombay et se considère comme écrivain bilingue, car il lui arrive d’écrire en anglais et de traduire ses propres textes. Kiran Nagarkar n’appartient pas à la même classe sociale, mais il a commencé par écrire en marathi, lui aussi, avant d’évoluer vers l’anglais.


La complexité de l’usage qui est fait des langues indiennes, anglais inclus, dans la vie quotidienne comme en littérature, pourrait donc suffire à subvertir les idées toutes faites sur les identités. Et à ce titre, l’ourdou, frère du hindi – structure indo-européenne, vocabulaire d’origine sanskrite pour une part, arabo-persan pour l’autre, écrit en caractères arabes –, témoin de la civilisation indo-persane qui brilla à Lucknow, représente une mine de réflexion et de culture que des érudits de grande renommée, Gopi Chand Narang, A.M.K. Shaharyar, explorent pour mieux nous informer.


Mais que dire, ou plutôt que nous disent les thèmes et les genres nouveaux qui littéralement fleurissent sous nos yeux ? L’exploration de genres multiples est depuis longtemps le terrain de jeu des écrivains chevronnés tels Vikram Seth ou Allan Sealy, ainsi que de nombreux auteurs de langues indiennes. Mais l’apparition du roman graphique, dont Sarnath Banerjee est le premier créateur en Inde, confirme le ralliement des jeunes générations du pays à celles du vaste monde, et l’apothéose du roman policier – tous ressorts en place et beau style – sous la plume de Kalpana Swaminathan signe, quant à lui, la maturité d’une rencontre. Ceux qui introduisent ou perfectionnent ces genres venus d’ailleurs ne sont pas des écrivains de la diaspora, comme on aurait pu s’y attendre, mais des citadins de l’Inde. Cette appropriation de formes s’accompagne d’une remarquable qualité d’exécution mais aussi d’une expérience et d’un contenu resté indiens. C’est par contre la plume très nomade de Kiran Desai qui dans The Inheritance of Loss (La Perte en héritage, à paraître en 2007), prix Booker 2007, s’attarde avec une sensibilité remarquable à évoquer les confins de l’Inde médiatisée, les régions peu connues du Nord-Est, politiquement troublées, à l’indianité indécise.


“ L’inspiration, disait Mahmoud Darwich, c’est quand l’inconscient trouve son langage. ” Krishna Baldev Vaid ne le démentirait pas, ni Indrajit Hazra, qui tous deux évoluent souvent dans une atmosphère onirique pour mieux y susciter les images du fantasme. Chez d’autres auteurs, tel Ruchir Joshi, le distillat de l’inconscient est l’expression d’angoisses “ globales ”, identiques à celles qui nous hantent tous aujourd’hui, mais laissent sans voix la plupart d’entre nous. Chez d’autres encore, telle Anita Rau Badami, ce sont les désastres de l’histoire récente et l’arrachement de l’exil qui reviennent se frayer un chemin vers la page, enrichis au cours de leur filtration de toutes les réflexions par lesquelles on tente de domestiquer la violence, de garder son sens à la vie, d’aimer. Quant à Tarun Tejpal, il laisse, avec intensité, émerger toute la dimension sexuelle du désir pour nous en confier le devenir quasi-dialectique, alchimique – la passion, son anéantissement, et enfin la prise de conscience de la réalité de l’amour à travers l’histoire qu’il habite en nous.


Pour notre bonheur et notre édification, les frontières entre l’inconscient indien et la langue sont décidément bien poreuses.


* L'Idée de l'Inde, Titre d'un essai de Sunil Khilnani (The Idea of India), Fayard, 2005, tr. anglais Odile Demange



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Merci à Olivier Dion/Livres-Hebdo pour le portrait de l'avatar.