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15 novembre 2012 4 15 /11 /novembre /2012 03:57

 

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« Swâmiyé, sharanam Ayyappa! »

Le cri retentit à travers tout le Kerala, dès les premiers jours de Vrishchikam (15 novembre). Sur les routes, des voitures, des jeeps, des files d'autocars, du plus bringuebalant au plus abouti offrant vidéo-projections, circulent toutes voiles dehors: les lunghi frais lavés et les guirlandes de fleurs claquent aux fenêtres. Des chants, des invocations, des appels fusent : les pèlerins d'Ayyappa sont en chemin vers son temple de Shabarimala. Tous sont devenus pour la circonstance des swâmi, des ascètes, tenus de respecter les restrictions liées à ce statut – pas de viande, pas d'alcool, pas de rapports sexuels – pendant toute la durée du vratam, la période d'abstinence associée au pèlerinage qui constitue leur "voeu". Toutes castes pour un temps oubliées, confondus  dans l'unique statut de swâmi, ils viennent de tout le Sud de l'Inde et souvent de régions plus septentrionales, de Mumbai  ou d'ailleurs. Ils sont chaque année plus nombreux, des hommes, par millions, accompagnés parfois de vieilles femmes et de fillettes impubères, car le dieu célibataire ne saurait recevoir sur sa colline d'ascète la vénération des femmes nubiles.

 

Le périple des pèlerins est plus ou moins long, plus ou moins étendu. Partout où sont de grands temples, ils s'arrêtent. Certains prennent le temps de les visiter tous pour en vénérer les divinités – Kapaléshwara (Shiva) à Chennai, Mînakshi (Pârvati, Déesse et épouse de Shiva) à Madurai, Padmanâbhaswâmi (Vishnou) à Trivandrum, et d'autres encore. Celui de Krishna à Guruvâyûr déborde d'une activité de ruche. De longues files de pèlerins vêtus de lunghi noirs, bleus ou oranges viennent grossir le nombre déjà impressionnant des dévots qui attendent autour du shrîkôvil (le sanctuaire principal) le moment du darshanam, la vision de l'idole, statue de pierre sombre recouverte chaque jour d'un Krishna-enfant de santal frais. Dans la cour, les guruswâmi, vétérans du pèlerinage, préparent leurs congénères au départ et consacrent les offrandes de l'irumuti (baluchon à deux poches) que chacun portera sur sa tête sur le chemin de la colline : noix de coco à briser sur les marches du shrîkôvil de Shabarimala, riz soufflé (avil), poudres, morceaux de canne à sucre...

 

Ce culte doit en partie sa popularité toujours grandissante aux résonances d'égalitarisme qu'il suscite. En affirmant que l'ascète temporaire, le pélerin, est sans caste comme les sannyâsi – qui ont choisi de délaisser à jamais le monde social –, il se réfère aux mythes guerrier et spirituel sur lesquels il se fonde : Ayyappa, fils des deux grands dieux masculins Shiva et Vishnou (ce dernier sous l'aspect de Môhini, créature d'une beauté irrésistible), eut à mener sur terre plusieurs combats. Il avait pour mission première de vaincre la démone Mahishi qui, ayant accumulé par ses ascèses un pouvoir fabuleux, menaçait la suprématie des dieux eux-mêmes. Il devait par ailleurs rassembler les hommes du Kerala pour lutter contre les pirates venus de la mer et les brigands de la montagne. Pour ce faire, la caste des guerriers (kshatriya) étant quasi-inexistante dans la région, il raviva l'ardeur des gymnases de kalarippayattu, l'art martial Keralais, en y enrôlant un homme de chaque famille, quelle que soit sa naissance. Il eut même pour allié contre les montagnards, après l'avoir vaincu au combat, le grand pirate et guerrier musulman Vâvar (à qui un petit sanctuaire est consacré à Shabarimala,  ainsi qu'une mosquée à Erumeli). Lorsque le territoire fut délivré des agressions qui le prenaient en tenaille, Ayyappa ne désira ni mener une existence semblable à celle des hommes, ni retourner au paradis des dieux. Il décida de se retirer, seul, dans un temple construit pour lui sur la colline en pleine forêt, divinité protectrice accessible à tous ceux qui, comme leurs ancêtres lointains, représentent lors du pèlerinage leur famille pour rejoindre le dieu guerrier devenu ascète. Au premier jour de Makara (15 janvier) , il fusionna, en un rayon lumineux que l'on croit voir chaque année sur la colline, avec la statue fondue dans cinq métaux précieux préparée à son effigie.

 

Durant ces deux mois, les différentes voies d'accès au temple de Shabarimala sont envahies par une foule qui d'année en année ne cesse de grandir. Carrossables jusqu'à un certain point, elles imposent en fin de parcours des trajets à pied plus ou moins longs. Au chemin d'Erumeli, qui réclame plusieurs jours de marche, la proximité dangereuse des bêtes de la forêt et les abris précaires donnaient il y a encore quelques années un caractère d'épreuve qui correspondait bien à l'esprit spirituel et martial du pèlerinage. Aujourd'hui, alors qu'on éventre la montagne pour y bétonner des routes aux bords aussitôt submergés de déchets, installant des lieux d'hébergement et des commerces lucratifs, les animaux sauvages se tiennent à l'écart des bipèdes, bien trop nombreux sur le chemin balisé de postes d'assistance et de ravitaillement. Chaque pèlerin, parvenu au terme des dix-huit marches du sanctuaire, ne dispose que d'une infime fraction de seconde pour déposer ses offrandes et recueillir les bienfaits de sa vision du divin, qui s'étendront à tous les siens quand sera partagé entre eux le riz au sucre brun (aravana) consacré qu'il aura rapporté.

 

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  • Chakori
  • Il s'en faut de peu que l'on n'ait été quelqu'un d'autre. 
J'ai laissé ce qui m'arrivait guider mon cours
et la vie m'a appris que Pseudosapiens s'était trompé : c'est la peur qui motive l'écrasante majorité de ses actes depuis les origines.
  • Il s'en faut de peu que l'on n'ait été quelqu'un d'autre. J'ai laissé ce qui m'arrivait guider mon cours et la vie m'a appris que Pseudosapiens s'était trompé : c'est la peur qui motive l'écrasante majorité de ses actes depuis les origines.

Texte Libre

Merci à Olivier Dion/Livres-Hebdo pour le portrait de l'avatar.