À l'heure où le Festival de l'Imaginaire présente plusieurs spectacles de Krishnanattam en France, le temple de Guruvayur, non loin de Trichur au Kerala, qui entretient et patronne la troupe unique de cet art scénique dévotionnel multicentenaire, vient de clore son festival annuel, dix jours de rituels et de représentations artistiques à l'intérieur et aux alentours du temple. C’est le moment de l’année où le dieu sort parmi ses fidèles, apparition symbolisée par la bannière hissée en haut d’un mât de cuivre et visible des environs, mais aussi celui où les représentations quotidiennes de Krishnanattam marquent une pause : le sivéli du soir, rite plus élaboré que jamais avec notamment de longues séances de percussions confiées à des virtuoses, finit trop tard pour lui laisser place sur la pierre de l’enceinte à dix heures du soir. La course des éléphants élevés par l’entreprise qu’est aussi le temple (le plus riche de l’Inde après Tirupati) ouvre les festivités. Au terme d’un bref parcours dans la ville, le vainqueur reçoit l'honneur de porter chaque jour de l’année à venir l'idole de Krishna dans l'enceinte de son sanctuaire. Cette année, c’est à Gopi Kannan, 33 ans, que revient ce privilège pour la quatrième fois consécutive.
Cette idole, portative, est le double en métal précieux de la statue de pierre que les prêtres, au cœur du sanctuaire, recouvrent chaque jour de l'année d'une couche de santal, y sculptant une représentation différente de Krishna – jeune homme à la flûte, enfant espiègle tenant une boule de beurre volé... – que découvrent les fidèles, cou tendu parfois de loin pour l'apercevoir. Lorsqu'ils viennent contempler Krishna à l'heure vespérale d’ouverture du sanctuaire central, c'est au son de la Gita Govinda (sa légende amoureuse créée en sanskrit par le poète Jayadeva au XIIè siècle en Orissa, sur la côte opposée de l'Inde) chantée sur le seuil par un homme accompagné d'un idakka, petit tambour à cordes pressées.
Guruvayur vit, de religion et de commerce, au rythme des dieux, de leurs fidèles et de leurs pèlerins. De Krishna, bien sûr, mais aussi d’Ayyappa, le dieu ascète de Sabarimala qui déplace des foules immenses à travers toute l’Inde du Sud entre novembre et janvier. Ses pèlerins vêtus de noir, des hommes pour la plupart (seules les femmes non nubiles peuvent accéder à son sanctuaire) négligent rarement le détour par Guruvayur, entre autres visites de lieux sacrés. Ils sont nombreux parmi les fidèles à contempler, lors du sivéli du soir, l’idole de Krishna portée par Gopi Kannan encadré de deux de ses congénères et monté comme eux par trois brahmanes. Elle est maintenue dans l’ogive dorée du tidambu au-dessus duquel ondulent ses attributs souverains : éventails ronds en plumes de paon, chasse-mouches en poils de yak à manche d’argent. Le dieu est ainsi promené dans l’enceinte de son temple au son de diverses musiques, percussions, trompes, nagaswaram (hautbois) et chants, marquant des arrêts en plusieurs points consacrés de l’espace. Puis, après un dernier tour d’enceinte à pas rapides du seul Gopi Kannan suivi au petit trot par les fidèles, l’éléphant s’agenouille, les brahmanes en descendent, les portes du sanctuaire central se referment sur l’idole. Le dieu va dormir, mais la pierre résonne encore de quelques voix, de quelques balais qui nettoient le sol des déjections impressionnantes des pachydermes et le Krishnanattam « sort » en scène.
Entre la modeste dépense d’une boule de santal, d’un peu de riz soufflé ou d’une partie du corps miniature en argent et le très onéreux tulabharam (une pesée contre son poids en bananes, en sucre ou en grain), la représentation de Krishnanattam constitue elle aussi une offrande. Le fidèle doit la choisir, la réserver, en faire l’achat à l’un de ces guichets dont l’alignement, le long d’un des murs intérieurs du temple, évoque plutôt une gare. Le choix peut obéir à de simples préférences personnelles, mais il est fortement suggéré. La Krishnagiti, le poème sanskrit de Manaveda qui relate la vie de Krishna (telle qu’elle est d’abord contée dans la Bhagavatam, texte pan-indien beaucoup plus ancien) et qui sert de répertoire, est découpée en huit épisodes dont chacun correspond plus ou moins à certain type de vœu que le fidèle peut souhaiter voir exaucer. Avataram, la naissance et la petite enfance de Krishna est très recherchée : on en espère la venue d’un enfant. Swayamvaram, qui relate successivement deux des unions de Krishna, va évidemment appuyer le souhait d’un mariage – ou d’un bon mariage. Kaliyamardanam, dans lequel Krishna force un grand serpent à quitter la rivière du village, est donné dans l’espoir d’écarter un obstacle.
Tout se passe sur le sol de pierre inégal. La haute lampe de cuivre à deux mèches allumées marque seule la frontière entre ce qui est donné à voir et ceux qui regardent, ou plutôt qui absorbent. Car dans ce théâtre consacré, l’attention n’est pas impérieusement requise, le sens des longs exposés en sanskrit émaillant les pièces échappe à la plupart de ceux qui forment le public et la pierre est accueillante, comme le fut un temps celle des cathédrales, au sommeil des pèlerins fatigués et des sans-logis. Le dormeur n’en baigne pas moins dans l’influence bienfaisante de l’histoire de Krishna. Lorsque la représentation s’achève, les derniers spectateurs passent la porte du temple, qui se referme derrière eux pour quelques heures. Dehors, une queue de fidèles s’est déjà formée, anxieux d’être les premiers à voir la nouvelle figure de santal dont Krishna aura pris aujourd’hui les traits.
On dit souvent que le Krishnanattam est l’ancêtre du Kathakali. Un lien indubitable existe, même si la légende qui l’accompagne est incertaine, mais il est difficile de reconstituer l’état dans lequel il a influencé son cadet, tant le Kathakali a déteint aujourd’hui sur lui. En effet, la troupe de Krishnanattam, d’abord sous le patronage du Zamorin de Calicut, a connu une si longue période de déclin jusqu’à la moitié du vingtième siècle que cette forme théâtrale n’existerait plus, n’eût le temple de Guruvayur, lié à la dynastie, pris sous son aile ce qui restait d’elle et, plus tard, la responsabilité de sa restauration. L’opération ne fut pas sans faille, et des experts en Kathakali furent appelés à plusieurs reprises pour présider à sa restructuration scénique. Costumes, maquillages, langue gestuelle en portent les marques.
Cependant, tous les épisodes de la Krishnagiti baignent dans une atmosphère de vie quotidienne villageoise, où les femmes ont une présence très importante, étrangère au Kathakali, tout comme celle des enfants en tant que tels. On peut ainsi y voir, dans une très belle scène du premier épisode, Krishna et son frère Balarama apprendre à marcher, soutenus par leurs mères respectives. Toutes les incarnations féminines de la Déesse-Terre s’ornent de ce maquillage vert séduisant que seuls portent certains personnages masculins dans le Kathakali. Les masques qui couvrent le visage de personnages non-humains – divins, animaux ou démoniaques – sont spécifiques au Krishnanattam. La danse y est particulièrement mise en valeur, et accomplie souvent en groupe. Et le sentiment de dévotion ou bhakti prédomine, colorant nettement les émotions que le Kathakali décline dans une gamme beaucoup plus contrastée.
C’est qu’il s’agit encore d’offrande plus que de représentation, de contemplation du divin plus que de mise en présence du mythe, d’absorption plus que d’appréciation. Les tableaux abondent. Certains d’entre eux véhiculent une charge émotionnelle qui infiltre les esprits les plus désabusés, telle l’apparition du Vishnou miniature révélé à ses parents adoptifs dans Avataram ou, dans Swargarohanam (le dernier épisode, qui montre la réabsorption de Krishna en Vishnou) , la présentation de Vaikuntha : la culture hindoue du Kerala a versé dans la description de son paradis toutes les images exubérantes de son rêve, décors, couleurs, fleurs et flammes. Ses dieux et ses déesses entourent Vishnou allongé sur le grand serpent Ananta, une multitude de lampes brûlent et reflètent le feu. Micros coupés, des chants montent, ténus, fervents. On a secoué tous les dormeurs.